IN TRODUC TION
« Dent de lait » se présente comme une fiction autobiographique dans laquelle CHUN SUE nous fait partager les affres de la vie quotidienne d’une jeune chinoise trentenaire, expatriée en Allemagne.
Sous couvert de son personnage, c’est sa propre expérience qu’elle nous raconte par le menu, au jour le jour, dans les moindres détails comme si chacun d’eux avait son importance. Et de fait ces notations qui pourraient, à première vue, apparaitre insignifiantes donnent tout son pesant de vérité au récit.
Ce livre qui se lit d’une traite (ce qu’a fait Yanwu dans sa version originale) est d’une écriture simple, sans prétention ni complaisance, crue parfois sans être impudique, teintée dans certaines expressions d’une poésie discrète.
Il tranche avec les histoires un peu convenues ou désormais ressassées des grandes misères endurées pendant la révolution culturelle.
Ses bleus à l’âme, voilà ce que CHUN SUE nous raconte, témoin d’une génération tout aussi perdue que la précédente qui se targuait tant de l’être. Tourments moins ostentatoires mais tout aussi violents et douloureux.
Elle nous délivre au passage avec beaucoup d’acuité quelques vérités élémentaires que son parcours personnel lui a fait toucher du doigt. Le danger d’être trop tôt exposé à la lumière (CHUN SUE a fait la couverture de Time Magazine en 2004 après le succès planétaire de son premier livre « Beijing Doll ») et la difficulté à vivre une fois retourné dans une relative obscurité. Les illusions du dépaysement, comme remède à ses angoisses, qu’au contraire vient renforcer la barrière linguistique. Le départ à l’étranger et la vie en couple rêvés comme possibles délivrances– vite devenus enfers invivables. La difficulté de continuer à écrire et d’être en même temps une bonne mère et une ménagère accomplie. Comment concilier son besoin de liberté et toutes les contraintes qu’elle semble elle-même s’être imposées. La solitude durement ressentie, après la reconnaissance internationale, la vie anonyme dans une ville triste où elle s’est exilée alors qu’elle reste profondément attachée à la Chine, même si elle a senti le besoin de la quitter comme on fuit ses problèmes.
Comment sortir de cet univers resserré où elle étouffe , où elle s’est enfermée comme un prix à payer pour ses frasques passées. Ce sont toutes ces questions que se pose « l’héroïne » du livre. Au terme provisoire de ses incessants allers- retours entre pays d’accueil et pays natal (elle ne tient pas en place, survolant dans les deux sens la grande terre de l’Eurasie) l’héroïne en arrive à la conclusion, désabusée mais lucide, qu’il est impossible d’échapper à son sort, qu’ilfautserésignerettantbienquemal, s’accepter,vivreavecsonpasséetson présent. Prendre son mal en patience. Une leçon de résilience d’autant plus surprenante que c’est une « ex-rebelle » qui nous la délivre.
En effet CHUN SUE, moins âgée qu’elles, s’inscrit dans la lignée de cette génération de jeunes femmes écrivaines comme SHENG KEYI (« Un paradis ») , MIAN MIAN ( « Les bonbons chinois ») ou ZHOU WEIHUI ( « Shanghai Baby »), pour ne citer qu’elles, qui ont émergé à la fin des années 90 pour provoquer leurs ainés et réjouir l’Occident qui les fascinait et qui le leur a bien rendu.
1
Avec ces petites auteures prodiges, ces punkettes radicales se mettant à écrire la vie turbulente qu’elles menaient, libérée des tabous des anciens interdits, où sexe, musique rock, jeu et drogue faisaient bon ménage, ce fut comme si la Chine rouge allait devenir rose bonbon. Et serait passée en un clin d’œil du tout collectif austère à l’égocentrisme exacerbé. Une Chine « débridée » en quelque sorte.
Mais tout n’est pas aussi simple bien sûr. Les bad girls se sont assagies avec l’âge, comme désintoxiquées ou rattrapées par leurs démons et l’heure du bilan a sonné. Le revers de la médaille en quelque sorte, le prix à payer pour une gloire précoce. Avec le temps, la routine de la vie a repris ses droits et après l’insouciance, les délires de la jeunesse endiablée, elles connaissent l’angoisse de trouver un sens à leur vie, un sentiment insupportable de solitude, d’être incomprise, le besoin d’un retour aux racines…
C’est tout l’intérêt de ce roman qui donne un coup de projecteur sur les états d’âmes de cette frange d’écrivaines presque inconnues en France et pourtant si proches de nous.
En outre la littérature chinoise en est doublement renouvelée.
Finies en effet la littérature de commémoration, la révérence obligée aux épreuves des anciens qui nous tenaient un peu à distance de ces aventures lointaines. L’histoire qu’elle raconte n’a rien d’exotique ni d’héroïque. Elle nous touche d’autant.
Dépassé également l’exhibitionnisme frénétique des « beauty writers » dont elle fit partie.
CHUN SUE s’inscrit bien dans cette génération mais pour en prendre la suite. Elle nous donne une photo des états d’âme de cette génération vingt ans après …
« Dent de lait » c’est en quelque sorte le « Vingt ans après » de ces belles mousquetaires. Ce livre est captivant, parce qu’il nous fait voir, par le petit bout de la lorgnette, comment vieillit cette génération de rebelles. Un peu comme on verrait un tatouage vieillir en accéléré.
C’est en cela que ce livre a une dimension universelle et que l’expérience qu’il relate, a priori reflet d’un parcours singulier, résonne en chacun de nous. Car on sent bien que cette épreuve du réel qu’affronte l’héroïne, ce besoin de comprendre ce qu’elle fait là, le sentiment qu’elle éprouve d’être seule et perdue, nous les vivons tous plus ou moins à un moment donné de notre vie.
Pour le situer dans un contexte éditorial, « Dent de Lait » serait comme une réplique berlinoise du « London Single Diary » de Yilin Zhong ou Once Upon A Time in the East : A Story of Growing up »
Un mot enfin sur le style. Ce livre qui a tenu Yanwu en haleine jusqu’au bout, semble écrit au fil de la plume comme un journal intime ou des posts sur Wechat. C’est le fruit d’un travail que le talent chevronné de Chun Sue a su rendre invisible. Il faut noter que la ponctuation dans le texte original en chinois
romans de la même veine qui sont également non traduits en français.
de Guo Xiaolu ( 2017), deux
de «
2
( aucun point, seulement des virgules) rend plus aisé à transcrire ce flux ininterrompu, ce stream of consciensness. L’une des gageures du traducteur sera de faire ressentir au lecteur français la fluidité sans accroc de cette écriture.
BIOGRAPHIE (traduction)
CHUN SUE, de son vrai nom Zou Na, est née en 1983 dans la province chinoise de Shandong.
En 2002, à l’âge de dix-sept ans, elle se fait connaitre avec un premier roman autobiographique, « Beijing Doll » ( Beijing Wava), dans lequel elle décrit sa vie de jeune Chinoise rebelle. Un best- seller traduit dans plus de vingt langues.
Depuis elle a publié six romans, dont le dernier, « Dent de Lait », en 2019. Elle a également écrit deux recueils de poèmes et plusieurs recueils d’essais.
Considérée comme l’un des auteures majeures de la génération post-80, Chun Sue nous fait connaitre la vie et les désarrois de trentenaires individualistes et désabusés, leurs rêves et leurs déceptions.
Une sélection de ses poèmes a été publiée dans la revue Nunc, dossier “Pierres vivantes de Chine” (2013). Chun Sue a été invitée à participer à de nombreux festivals : Oslo Poetry Festival, Festival du livre de Francfort, Salon de poésie de l’Université de Vienne, Festival Présences à Frontenay etc..